Voilà un thème que le Dr Mann a exploré dans de nombreux projets subséquents, obligeant son public à mettre en doute la nécessité de la surveillance électronique, et à mesurer les aspects négatifs de celle-ci (vie privée réduite, déshumanisation) par rapport à ses avantages contestables (sécurité accrue, protection contre le crime). Steve Mann faisait plus que diffuser des images : il s'adonnait à une pratique qu'il appelait « l'autosurveillance » (self-surveillance). En retournant la caméra contre lui, il a expérimenté des états qui l'ont fait réfléchir sur les notions de vie privée et de participation active et réelle à nos sociétés interconnectées actuelles.
En plus d'explorer les conséquences de la vie en ligne, Steve Mann a utilisé l'ordinateur vestimentaire pour étudier les tensions entre observateur et celui qui est observé, par l'inversion secrète des rôles, c'est-à-dire en « visant le viseur ». Au cours de son projet de documentaire webdiffusé, intitulé ShootingBack, Steve Mann se rendait dans des lieux sous surveillance (comme une station-service ou une pizzéria), équipé de son EyeTap (ou capteur visuel, une paire de lunettes solaires munie d'une caméra cachée, laquelle permet à un des yeux du Dr Mann de servir d'appareil d'enregistrement numérique) et filmait la caméra publique qui le filmait. Souvent, il mettait ouvertement en doute le droit de l'entreprise qu'il visitait à le filmer sans sa permission, une objection devant laquelle la plupart des employés se défilaient, imputant la responsabilité de la surveillance électronique à un supérieur, comme le gérant. Steve Mann réagissait en sortant sa propre caméra portative (même s'il filmait déjà secrètement la scène), et les mêmes employés se montraient alors souvent angoissés d'être eux-mêmes filmés, parfois jusqu'à en devenir violents.
Dans son ouvrage, M. Mann explique qu'il s'adonnait à la sousveillance : un terme qu'il a inventé pour décrire cette pratique (ou peut-être ce moyen de défense), qui consiste à observer l'observateur officiel (watching the watcher) et ainsi à inverser la relation de surveillance. Pour ce qui est de la situation générale au cours de laquelle le système de surveillance et lui-même se surveillaient mutuellement et simultanément, Steve Mann la nomme côtéveillance (du terme à côté), une dynamique en quelque sorte semblable à ce qui se passe dans une petite ville ou dans une maison où chacun observe les autres (ou « vise sur les côtés ») et où les règles sociales s'établissent par consensus.
Les échecs qu'a rencontrés le Dr Mann en essayant d'observer l'observateur démontrent le déséquilibre qui définit la relation de surveillance. La plupart des droits de surveillance appartiennent à l'État ou à l'entreprise, et très peu appartiennent encore à l'individu. Dans son ouvrage, Steve Mann encourage les citoyens à se livrer à des actes de visée du viseur, « pour utiliser la machine contre elle-même, pour renverser les rôles ». Au fur et à mesure qu'un nombre grandissant de personnes opteront pour le rôle d'observateur (et la technologie qui permet ce retournement de situation), le pouvoir de la surveillance se trouvera décentralisé et mieux distribué, un processus qu'il appelle la diffusion.
Cela n'est qu'une des nombreuses expériences auxquelles s'est livré Steve Mann avec les articles pouvant devenir porteurs de caméra, ces instruments extrêmement apparents qui peuvent contenir ou pas une caméra rotative et qui laissent les « victimes » de ces expériences dans le doute quant à la présence ou non d'un observateur. À propos de l'efficacité possible de ces articles, voici ce qu'écrit Steve Mann dans son ouvrage : « La caméra de l'ordinateur que je porte transmet-elle réellement des images? Eh bien! ne vous sentez-vous pas chanceux? Le fait que quelqu'un - n'importe qui - soit équipé d'une webcam cachée doit, il me semble, être un élément fort dissuasif pour les gens qui sont tentés d'abuser de leur autorité. »
Cette expérience évoque le panopticon du 19e siècle, prison conçue par Jeremy Bentham et dont Michel Foucault a repris et approfondi l'idée (dans Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975), dans laquelle les prisonniers sont isolés, mais constamment à la vue d'un geôlier qu'ils ne voient pas. Devant présumés qu'ils sont sous surveillance constante, les prisonniers ne savent jamais quand on les observe ou si on les observe jamais, et la peur leur fait adopter un comportement exemplaire. Steve Mann remarque que l'analyse de Foucault, selon laquelle le panopticon s'étend au-delà des murs de la prison jusque dans la société civile (comme le mettent en évidence les services secrets, les caméras cachées, les dossiers, et les banques de données), n'a fait que préfigurer l'émergence de l'actuelle société de surveillance. Pour une raison ou pour une autre, alors que nous savons qu'on nous observe constamment, nous l'acceptons parce que nous croyons que cette surveillance nous est bénéfique. Selon le Dr Mann, nous nous contentons par conséquent d'une espèce de « pseudo-intimité » : nous savons que les caméras filment, mais nous ne demandons pas à voir les images qu'elles ont captées. Si on ne prend pas connaissance des produits de la surveillance, on peut plus facilement prétendre que celle-ci ne constitue pas un problème.
Se trouver debout, nu, sans moyens matériels de se caractériser comme autre chose qu'un corps humain n'est pas une expérience agréable. Nous ne nous concevons pas comme des corps humains, mais comme des êtres humains. Steve Mann nous invite à reconnaître que le fait que nous sommes constamment observés et classés superficiellement (par les caméras vidéo, la reconnaissance automatique du visage, la lecture de l'iris) a pour effet de nous réduire à l'état de simples corps capturés au hasard sur bande vidéo, de clients plutôt qu'à celui de personnes, et de nombres plutôt qu'à celui d'individus ayant des personnalités distinctes. En acceptant d'être complices des systèmes de surveillance, nous permettons notre propre assujettissement aux machines et aux entreprises qui jugent ceux-ci nécessaires à notre protection, à notre propre bien-être. Les deux questions que Steve Mann pose dans tous ses projets sont les suivantes : De quoi, ou de qui, nous protégeons-nous? Cette protection accrue vaut-elle l'intimité à laquelle nous renonçons?
Sue Bowness est conceptrice Web et journaliste torontoise indépendante, et ses articles ont paru dans CE magazine, dans Shift et dans Saturday Night. On peut lire ses textes en ligne à www.codeword.ca.